Rouge (de John Logan / mes Jérémie Lippmann / avec Niels Arestrup, Alexis Moncorgé)

Rouge
De John Logan
Adapté par Jean-Marie Besset
Mis en scène par Jérémie Lippmann assisté par Sandra Choquet
Avec Niels Arestrup, Alexis Moncorgé

Scénographie par Jacques Gabel
Accessoires par Morgane Baux
Lumières par Joël Hourbeigt
Création sonore par Fabrice Naud
Costumes par Colombe Lauriot Prévost

Théâtre L’Octogone — Théâtre de Pully, Pully, Suisse
Produit par Théâtre Montparnasse (producteur), Acte 2 (producteur, tourneur), L’Octogone — Théâtre de Pully (organisateur)
Représentation du mercredi 30 septembre 2020 à 20 h 30
Placé en catégorie unique (rang I, place 8)
Payé 67.00 CHF (plein tarif)

Oh, mais ça alors, ça existe encore le théâtre ?
[photo perso]

Enfin une nouvelle critique sur On Stage Now ! La dernière datait du 29 octobre 2019… Faut dire que j’ai pas mal voyagé et que, même si j’ai vu beaucoup de concerts, musicals et pièces à Londres, j’ai pas trop eu le temps d’écrire dessus. Je suis revenu en Suisse le 14 mars 2020. Depuis, c’était un peu le désert culturel, la faute à un certain virus – quoi, vous en avez entendu parler, vous aussi ?

Si on fait abstraction de quelques plateaux d’humoristes pendant l’été, ça faisait presque une année que je n’avais plus assisté à un spectacle dans un théâtre suisse, moi qui suis habitué en temps normal à y mettre les pieds environ une fois par semaine !

Enfin de retour donc, masqué, mais de retour. Même si je me réjouis de l’époque (qui paraît malheureusement de plus en plus lointaine…) où on pourra balancer définitivement ces saloperies de masques, c’est largement moins pénible d’en porter un pour aller au théâtre que pour un concert de rock.

Mais bref, assez parlé de masques, c’est le moment de prendre ma plume (oui, c’est une tentative de blague culturelle que je viens de faire là) pour vous raconter ce qu’il y avait au programme du soir sur la scène de l’Octogone. Spectacle qui m’a coûté 67 CHF au lieu de 27 CHF d’ailleurs — ça fait doublement mal de vieillir et de ne plus avoir droit au tarif moins de 25 ans !

Rothko nous attend, allons le rejoindre avant qu’il ne voie rouge !
[photo de J. Stey, via le site d’Acte 2]

Il s’agit de l’adaptation française d’une pièce signée John Logan, un scénariste notamment connu pour avoir écrit ou coécrit des films comme Gladiator de Ridley Scott, The Aviator de Martin Scorsese, Sweeney Todd de Tim Burton ou encore les deux James Bond de Sam Mendes. Un CV qu’on peut clairement qualifier de plutôt solide !

Le spectacle a initialement été monté à Londres en 2009 avec Alfred Molina et Eddie Redmayne avant de s’exporter à Broadway avec le même casting. Un “revival”, comme on appelle ça dans le monde du théâtre anglo-saxon, a été joué à Londres en 2018.

Palmarès : six Tony Awards (les prestigieuses récompenses américaines), dont celui de la meilleure pièce, celui du meilleur acteur dans un second rôle pour Eddie Redmayne et celui de la meilleure mise en scène.

C’est bien beau, mais de quoi que ça parle donc tout ça ? De Mark Rothko, peintre américain classé parmi les représentants de l’expressionnisme abstrait (le copier-coller de Wikipedia se voit pas trop j’espère ?), et en particulier de sa relation avec son jeune assistant.

Un peintre abstrait et un assistant, vous voyez le tableau ?
[photo de J. Stey, via le site d’Acte 2]

En France, c’est l’excellent Niels Arestrup qui a été choisi comme artiste pour interpréter l’artiste. Ça lui a réussi puisqu’il a reçu pour ce rôle le Molière du meilleur comédien dans un spectacle de théâtre privé. Dans la peau de l’assistant, Alexis Moncorgé, révélé dans Amok (pièce que je n’ai malheureusement pas vue) il y a quelques années et accessoirement petit-fils de Jean Gabin. A la mise en scène, Jérémie Lippman, dont j’avais déjà apprécié le très bon travail sur La Vénus à la fourrure dans ce même théâtre de Pully.

L’histoire commence en 1958, alors que le futur assistant se présente pour la première fois dans l’atelier de Rothko. L’artiste, en train d’observer une de ses toiles, l’accueille au son d’un “Qu’est-ce que tu y vois ?”, avant de se lancer dans de longues phrases expliquant la façon dont le jeune homme serait censé apprécier l’œuvre.

On remarque tout de suite que la vision de Rothko, très intellectuelle (il prétend notamment qu’on ne peut pas comprendre et aimer ses tableaux si l’on n’a pas lu Nietzsche) et loin d’être modeste, ne colle pas vraiment avec la méthode de pensée du jeune peintre tout juste sorti des études. C’est là autour que vont tourner la majorité des dialogues de la pièce : l’affrontement entre deux personnalités bien différentes et leur façon de “voir” l’art.

Est-ce que ces deux-là vont débattre jusqu’à ne plus pouvoir se voir en peinture ?
[photo de J. Stey, via le site d’Acte 2]

Malgré l’accueil glacial de Rothko, qui avertit que l’assister ne consiste qu’à remplir des tâches ingrates (préparer la peinture, monter les toiles, nettoyer l’atelier et aller lui acheter des clopes, en gros), le jeune artiste accepte d’être engagé.

Toute l’action de la pièce va se dérouler alors que le “maître” travaille sur une commande extrêmement importante ; une série de fresques murales pour décorer le futur restaurant Four Seasons. Rothko voit dans cette commande l’occasion unique d’être exposé dans un espace qui, contrairement à un musée, ne parasite pas le regard des spectateurs avec des œuvres d’autres artistes. L’assistant, lui, s’étonne que ce rebelle idéaliste qu’est Rothko, qui prétend ne pas supporter les riches incultes, accepte 300’000 $ pour se retrouver dans un restaurant gastronomique au sein d’un des gratte-ciels les plus luxueux de New York…

Ce fil rouge (…) permettra non seulement de faire évoluer les situations, mais est également intéressant et vraiment surprenant. A la Tate Modern de Londres, j’étais passé devant une partie de ces fresques destinées au Four Seasons sans connaître l’histoire qui les entourait.

Les dialogues sont parfois succulents, notamment un passage dans lequel Rothko s’emporte contre les bourgeois qui veulent ses tableaux seulement parce qu’ils ont lu dans le New York Times que c’était la chose à faire, ou en achètent trois pour faire mieux que leur voisin qui en a que deux. Très drôle aussi, Rothko qui raconte avoir entendu des gens regarder par sa fenêtre ouverte et se demander qui avait assez d’argent pour se payer autant de Rothko !

Entre idéaux et argent, attention à ne pas se mélanger les pinceaux
[photo de J. Stey, via le site d’Acte 2]

Les échanges sont vraiment passionnants, ne perdant pas de leur intérêt puisqu’ils ne tournent jamais en rond. Rothko a un côté tyrannique, mais ne franchit jamais la ligne rouge (ah ah, rouge, j’ai réussi à le placer !) et on sent qu’il prend plaisir à s’emporter contre son assistant, voir même qu’il l’admire sans le dire.

Le texte multiplie les références, parlant beaucoup de Jackson Pollock, débattant de pop-art, tout ça sans jamais égarer les spectateurs qui ont une culture frôlant le néant en matière de peinture abstraite — par exemple, moi.

A la sortie, quelques personnes disaient que la pièce les avait fait penser à Art. La différence c’est que le texte de Yasmina Reza se focalise assez largement sur la légitimité de l’art contemporain, alors que celle-ci n’est pas vraiment abordée ici, les deux protagonistes appréciant tous deux ce courant. C’est plus sur l’idéologie, l’évolution des sensibilités artistiques et les générations de peintres devant “renverser” leurs prédécesseurs que se concentrent les dialogues.

Arestrup est vraiment brillant, ne donnant jamais l’impression d’être sur la corde Red
[photo sans crédit, via le site du Théâtre Montparnasse]

Du côté des acteurs, Niels Arestrup excelle de bout en bout, dans une interprétation humaine d’un type peu agréable, voire même un peu fou, oscillant entre puissance et fragilité. Il est très bien soutenu par Alexis Moncorgé et la relation entre les deux protagonistes est très intéressante.

Vous remarquerez que j’ai dit “intéressante” et non pas “cool” ou “sympa” puisque, dans des répliques très drôles, Rothko s’emporte contre son époque où tout le monde trouve tout “cool” et “sympa”. Ca fait là encore partie de ces belles répliques, auxquelles on peut également ajouter tous les passages sur les rapports à la couleur, notamment sur la signification du noir pour Rothko.

Point de vue technique, la mise en scène, toujours assez énergique, est réussie, avec par exemple un moment où les deux personnages peignent réellement. Quelques petits instants où le quatrième mur est cassé sont bien vus.

L’éclairage est excellent, mettant parfaitement en valeur le joli décor de l’atelier de Rothko. Je n’ai juste pas compris le parti pris un peu étrange d’avoir les coulisses du théâtre apparentes (stock de projecteurs, échelles, etc.). Volonté de faire une métaphore visuelle sur les différents types d’artistes ?

La bouteille de Bombay Sapphire, ça fait certes joli, mais une marque lancée en 1987 dans un décor des années 50, il y a comme un petit problème, non ? Pareil pour celle de Jägermeister, pas visible sur cette photo. Cela dit, je sais pas trop pourquoi ces anachronismes m’ont sauté aux yeux pendant la pièce, je m’auto-inquiète…
[photo de J. Stey, via le site d’Acte 2]

A propos du décor, ce qui m’a amusé c’est de parcourir les critiques françaises. Entre deux phrases d’un anti-américanisme assez hallucinant (ce racisme sur le mode “ces cons savent pas écrire des pièces, y’a que nous qui savons le faire” est vraiment à gerber), elles le décrivent comme “majestueux”, “imposant”, “remarquable” ou “somptueux”. J’ai dû être trop habitué aux pièces du West End londonien, puisque je l’ai juste trouvé… sympa ! Même si, c’est vrai, les nombreuses répliques grandeur nature des tableaux sont… cool !

Je suis en train de me rendre compte que je ne sais toujours pas faire court… Pour conclure rapidement, je vais simplement dire que j’ai beaucoup aimé cette pièce, très intéressante, magnifiquement écrite et parfaitement interprétée. L’Octogone a bien fait d’être, il me semble, le seul théâtre de Suisse romande à nous la proposer !

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